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Art critic, Dreamland,
Saint-Nazaire, march 2021

Dreamland

"Qu'est-il arrivé dans le monde, après la guerre et l'après-guerre? La normalité. (...)Dans l'état de normalité, on ne regarde pas autour de soi. Les créations de Krijn De Koning nous font regarder autour de nous. Elles brisent la normalité de ces lieux qu'on ne regarde pas, dans la ville ou les espaces muséaux. Elles sont des dispositifs pour mieux voir. Tout à la fois loupe et longue vue, elles nous font observer ce qui se trouve tout près, comme ce qui se situe plus loin, en découpant,
cadrant, soulignant d'un trait de lumière ou d'une ligne de couleur un détail, un point de
fuite, une vue. Ces outils poétiques nous aident à développer notre regard sur un
contexte, à appréhender les espaces familiers de façon renouvelée.

Dans le même temps, ses créations invitent à un voyage en elles-mêmes, à la poursuite
de multiples jeux d'échelles, qui y cohabitent, côte à côte ou en gigogne. Il
y a l'échelle large du paysage ou de l'architecture dans laquelle s'inscrivent ces formes,
puis l'échelle du corps tout entier baigné dans la couleur, et enfin, à un niveau plus infra
encore, une autre échelle, incitant à plus de recueillement : l'échelle de la main.

Avec De Koning, on regarde avec son corps en mouvement. On se penche, on déambule.
On ne peut découvrir l'une de ses créations sans tourner autour d'elle, sans se promener
en elle, ou sans la manipuler. L'artiste nous exhorte à prendre du temps, celui du
mouvement, du jeu. Avec lui, la contemplation immobile n'est qu'une activité passagère.

Plus encore, l'oeuvre de De Koning a quelque chose de cinématographique. Elle met en
espace un montage entre des formes, des couleurs, des durées et des rythmes. Elle
produit des cadrages, des champs, des plans, des séquences. Le montage est exécuté
avec ou sans transition. Notre regard s'y fait travelling. De Koning manipule la lumière et l'obscurité éclairant des points ou ménageant des pénombres. Dans le noir, le temps se dilate, nos pas sont prudents. Dans la lumière, notre rythme reprend. Les corps des visiteurs se croisent.
Des scènes s'y déroulent, nous transformant nous-même en personnages de la
composition.

Il y a un enchevêtrement complexe entre ce qui est là et ce qui est apporté de nouveau
par l'artiste qui prend de multiples décisions. De Koning fait avec le contexte, il en résulte des "décisions pratiques". Ces dernières cohabitent avec des "décisions sensibles" qui mettent en jeu l'interaction des couleurs, le choix des matériaux, des formes et sa parfaite maîtrise de la géométrie dans l'espace. La forme nouvelle est le fruit de ce mélange entre décisions et non-décisions. C'est dans des lieux chargés d'un passé, portant les traces d'une autre vie, qu'advient la
création de l'artiste, offerte au présent, souvent éphémère. Son œuvre se joue le plus généralement dans l'unique et dans le "site specific" enfantée par un espace et un temps
donnés.

De Koning a également produit quelques multiples : de petites sculptures les "Tumbling
works", des formes à retourner au gré de son humeur ou encore les "Models" des pièces constituées de plusieurs éléments mobiles à manipuler et à disposer librement sur un support. De Koning invite le collectionneur au jeu et à la production in situ dans son propre foyer : le collectionneur active la pièce à loisir et la fait cohabiter avec son intimité, ses objets ou l'oeuvre d'autres artistes dans la lumière de son logement.

De Koning possède une faculté de l'esprit que l'on peut qualifier d'intuition de l'espace.
Sans autres outils que des crayons ou des feutres, il construit dans son esprit et ensuite
dans son carnet à dessins un monde autonome formé d'espaces nouveaux. Dans un jeu
de partition graphique, il fragmente l'espace donné en sous-espaces à leur tour fragmentés, envahis par une géométrie fractale et colorée. Cette intuition de l'espace accouche d'un dédale, d'une architecture labyrinthique qui pourtant fonctionne, comme une horloge parfaitement huilée. L'artiste divise l'espace de façon presque exclusivement orthogonale. Il trace à main
levée des trames ou diagrammes pour définir des vides, des pleins et des circulations. La
courbe existe dans le travail de De Koning, mais elle est exception.

A sa manière, il donne corps aux villes imaginaires de Yona Friedman. L'architecte né en
1923 à Budapest estime que l'imaginaire doit permettre d'inventer les villes. Il critique
l'architecture massive des villes composées de volumes ressemblant à des boites de
chaussures vides. Sa proposition est de diluer la ville ancienne par l'ajout de
constructions suspendues, complexes, formées d'axes et de couloirs perchés facilitant
les mobilités. Cette ville mobile s'imbrique dans l'existant qu'il nomme la "ville
mainstream". De Koning rend tangible le rêve de Friedman déployant une
"architecture" de l'addition où la soustraction et la destruction ne sont pas nécessaires.

Entre les lignes, on perçoit une parenté avec les gestes de ses pères modernistes : Theo
van Doesburg, Piet Mondrian ou Georges Vantongerloo dont le génie des plans et des
couleurs n'est pas sans rappeler l'oeuvre de De Koning qui considère aussi que la
polychromie contribue à fabriquer la spatialité. Chez De Koning, néanmoins, il n'y a pas de plan libre, mais au contraire, une multitude de découpages, de portes, de cloisons. Le spectacle ne s'embrasse pas d'un regard; il faut choisir un itinéraire, se perdre et revenir sur ses pas pour tenter d'avoir une idée de toutes les perspectives développées. Il est impossible pour la plupart des regardeurs de saisir l'unité spatiale imaginée par l'artiste. La filiation moderniste se dévoile plutôt dans l'attachement aux couleurs et à la peinture. Les "contra-constructions" de Doesburg et de l'architecte Cornelis van Eesteren illustrent cet amour partagé pour les aplats colorés. Mais, là encore, De Koning s'éloigne de ses pères. Il opère sans règles, avec une totale liberté. Son choix de couleurs ne procède pas d'un système et nous étonne toujours. Le résultat direct et juste procède de la seconde forme d'intuition de De Koning : l'intuition des couleurs qui consiste chez lui à mettre en regard ou à juxtaposer des couleurs improbables.

L’œuvre de De Koning oscille quelque part entre paradis et enfer, entre utopie et
dystopie. D'un côté, on peut voir des installations de De Koning aux lignes minimales et
finitions parfaites. A Marines au Silo ou à l'hôpital de Leyden, les formes
s'y révèlent précisément colorées et ciselées. De l'autre côté, on se retrouve embarqué
dans un monde plus bricolé, plus brut où l'abandonné, l'usé, l'étrange, le bizarre sont
convoqués, magnifiés. Les volumes de De Koning s'insinuent alors -entre autres objets dans
une composition de bric et de broc, comme à l'écart du temps. L'artiste a une tendresse particulière pour les coins de villes interlopes. Son regard se porte sur les paysages de parcs d'attraction surannés, les aires de jeux, les vieux murs, les éléments de mobiliers urbains aux couleurs délavées, les mini-golfs délaissés, les vitrines étranges de boutiques à l'objet incertain. Il repère dans ces "junkspaces" des détails poétiques qui attirent son attention comme des traces de peinture, des couleurs, des formes singulières, des "beautés non voulues", de l'art par accident. Son "oeil photographique" les recherche, les prélève, les aime. Avec ses clichés patiemment
capturés, De Koning nous invite dans sa poésie étrange et colorée, ce "dreamland" qui
est ici et partout ailleurs à la fois.

 

1 Citation d'une phrase de Pier Paolo Pasolini extraite de l'ouvrage de Georges DIDI-HUBERMAN, Sentir le grisou,
2014, Les Editions de Minuit, p35. L'auteur y cite un extrait de "Il trattamento", 1962, Tutte le opere. Per il cinema, I,
éd. W.Siti et F. Zibagli, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 2001, p. 407.
2 Georges DIDI-HUBERMAN, Sentir le grisou, Les Editions de Minuit, Paris, 2014, p. 41.
3 Georges DIDI-HUBERMAN, Sentir le grisou, Les Editions de Minuit, Paris, 2014, p. 41.
généralement dans l'unique et dans le "site specific" enfantée par un espace et un temps
donnés.
4 Model, multiple, aluminium, 2012
5 Yona FRIEDMAN, The dilution of architecture, Park Books, Zurich, 2015, p. 45.
6 As a part of a, 2007, formicat, 570 x 310 x 270 cm, Slewe Gallery
7 Rem KOOLHAAS, Junkspace, Editions Manuels Payot, Condé sur Noireau, 2013, 120 p., traduit de l'anglais par Daniel
Agacinski.
8 Christian de Portzamparc dans Christian de Portzamparc, Un architecte en mouvement, documentaire de Jean-Louis
Cohen, réalisation Daniel Albin, Collection Empreintes, France 5, systemtv, 2011.
9 Pauline MARTIN et Maddalena PARISE, L'oeil photographique de Daniel Arasse, Théories et pratiques du regard, Fages
Editions, Lyon, 2012, 81 p.
10 "dreamland" signifie en anglais "parc d'attraction", mais peut également se traduire littéralement en français par
pays rêvé ou pays des rêves.

Courtesy Krijn de Koning
Courtesy Life, Saint Nazaire
Courtesy pictures Marc Domage

Art critic, Dreamland,
Saint-Nazaire, march 2021

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